histoire de voisinage
Allez, encore un Dimanche de plus. Un
dimanche à rester enfermé. Un dimanche passé à trouver une quelconque idée qui
me permettrait de m’extirper de ma condition de contemplateur éhonté de mon
vide existentiel. Je hais ces jours de soi-disant repos, jour que la plupart
attendent avec impatience parce qu’ils vont enfin pouvoir profiter de leurs
proches, en profiter pour partir, en profiter pour vivre. Quelle idée !
Moi je ne pars pas. Je suis là . éternellement pendu à la fenêtre de mon
appartement. Les plus jeunes ont peur de moi, les plus vieux se moquent. Mais
je sens comme une forme de respect. « La gargouille ». C’est comme ça
qu’ils m’ont appelé une fois. « La gargouille » , toujours pendu à ma
fenêtre, parfois stoïque pendant des heures, m’imprégnant du monde extérieur,
observant l’irréalité de ces enfants jouant entre eux, de ses parent attendris
par les conneries de leur progéniture, de ses rapports que l’on qualifie d’ « humains »
et qui me séparent d’autant plus de mes semblables. Depuis toujours, les liens entre
individus me sont étrangers. Déjà très jeune, j’ai pu goûter de la perversité
de l’esprit « fait Homme », de sa malignité, de sa capacité à user
d’inventivité dans l’humiliation. J’étais ce qu’on appelle communément une tête
de turc. Celui contre qui l’on s’acharne. Non pas parce qu’on a, à son encontre,
un quelconque ressentiment, mais tout simplement parce qu’il est un objet de valorisation
sociale. Un sacrifié pour le bien du groupe. Le catalyseur d’une haine
structurante. Et pourtant, je ne leur en veux pas. J’ai rapidement compris la
nature humaine. Le fonctionnement de cet animal refoulé qui, constamment,
s’auto persuade qu’il est plus que la somme de sa chair et de ses os, qu’il a
un destin. Le groupe brise ses ambitions.
Grégaire, il plie sous la force de la nature, se frappe la poitrine pour être
accepté par ses semblables. Plutôt crever que de leur plaire. Plutôt crever que
de faire partie de leur groupe. Plutôt crever que de croire en l’exaltation des
sentiments.
« La gargouille ». Construction
humaine à la fois mystique, terrifiante, contrainte à la solitude, hautaine et tellement présente qu’elle en
devient invisible. Pourquoi pas. Ce mot raisonnait dans mon inconscient comme
la première identité que je souhaitais exposer au monde.
*
* *
Tu l’as vu le vieux, il est encore
là !
- La vieille chouette !
- Moi j’trouve qu’on dirait plus une
gargouille.
- C’est quoi une gargouille ?
- Tu sais, c’est ces sculpture, en haut
des églises qui représentent des monstres de pierre. Moi je trouve que ce vieux
on dirait un gargouille, il reste là sans bouger tout le temps. Il fait flipper
j’te jure. J’aime pas quand il regarde dans ma direction.
- Ouais c’est ça , c’est une
gargouille. Eh ! toi ! espèce de vieille gargouille !!!
Sitôt les mots prononcés les deux
enfants se mirent à courir de toute leur forces. Ne regardant pas en arrière,
chacun d’eux imaginait le vieil homme se pencher un peu plus à sa fenêtre, basculer
dans le vide, pendant que des ailes démesurées déchiraient son dos et ses vêtements.
Chaque pas semblait rythmer le vol de cette curieuse créature dans leur
direction. Ils devaient se mettre hors de portée avant qu’il ne soit trop tard,
avant que les griffes ne se referment sur leurs épaules et que la gargouille ne
les emmène dans sa tour .
La porte du collège se dessinait au
bout de la rue. Evitant les différents groupes qui fleurissaient sur les
trottoirs, ils se précipitèrent à l’intérieur comme un seul homme.
- « Brandeville
et Cotas, c’est un collège ici pas un stade de foot !!! » hurla un
étrange personnage dont le cou élancé au devant de ses épaules, les grosses
lunettes et le manque de prises sur la réalité laissaient penser à une tortue décidée à traverser une route au mépris
d’une circulation continue.
- Merde
le pion !
*
* *
Je l’ai reconnu, celui des deux qui a
soufflé mon nom à l’oreille de l’autre. Il habite en face de chez moi. A
quelques fenêtres de décalage . Au deuxième étage du bâtiment C .
Il doit avoir douze ans. Il n’est pas
bien grand mais il est vif. Famille nombreuse, il faut qu’il trouve sa place.
J’aime le soir, la nuit, parce que , d’un coup la luminosité flottante des
appartements m’ouvre à l’intimité de leurs locataires. Certains ne pensent même
pas qu’il deviennent mon animation nocturne, mon théâtre populaire, mon cinéma
muet. Je les tiens en mon pouvoir, ils vivent grâce à moi, nimbés d’une
consistance qui leur échappe, qui les dépasse. J’aime particulièrement celui du
petit qui m’a offert ma nouvelle identité. Chaque soir est une nouvelle scène. Lorsque le nuit tombe, vers sept
heures, et que la lumière s’allume, la mère est déjà là. Je la voie qui
s’escrime dans la cuisine pendant que les enfants gambadent dans les pièces
avoisinantes. Elle crie parfois mais rien ne se passe . Elle est invisible. Je
me sens parfois proche d’elle. Je hais sa médiocrité comme je hais la mienne.
Transparence, tel est le fardeau que nous partageons. Mais elle au moins a une
famille. L’appartement vit, frémit . Les gamins courent et jouent comme
leur âge le veut. Chaque soir, cette frénésie virevoltante prend fin avec
l’arrivée du père. Il pousse la porte et les jeunes s’arrêtent, stoppent leur
course effrénée et se figent sous le regard du patriarche. Il traverse la pièce
et s’installe devant la télévision. La femme accoure bientôt une bière à la
main. L’appartement transpire la peur. La
pesanteur entrave jusqu’aux mouvements des protagonistes qui évoluent au
ralenti. C’est jouissif.
L’homme boit et boit encore, attentif
aux faits et gestes de chacun. Malgré le petit écran qui illumine sa face, je
le sens attentif. Les yeux en coin, il surveille sa femme, les enfants, dans
l’espoir caché que quelque chose se passe, que le naturel s’échappe et lui
donne prétexte à intervention. Il est tapi devant l’écran comme une bête le serait
dans les fourrés. Son esprit semble tellement absorbé par les herbes
télévisuelles, que les enfants en oublient son existence et reprennent leur
danse de vie. C’est à se moment qu’il bondit. Attrapant par le col le premier
qui lui tombe sous les mains il se met à le secouer comme s’il eut été besoin
de le réanimer. D’où je suis , je vois ses lèvres s’animer elles aussi, sa
grosse main semblant brasser l’air au rythme des paroles. Et à chaque fois,
comme un stimulus, l’instinct maternel pousse cet autre corps à s’interposer.
Le piège se referme. La main libre trouve enfin sa cible. Il frappe, frappe, la
femme tombe. Il jette l’enfant au sol.
Rémanence d’un passé oublié, l’immeuble oscille devant mes
yeux.
L’homme tourne la tête, se rend compte qu’il joue à
découvert, ferme les rideaux. Fin de la représentation.
*
* *
Le petit rentre chaque jour à la même
heure. Il discute encore quelques minutes devant les jeux de bois, poumon
malade de ce quartier construit vers le ciel, et se dirige vers la porte 2 du
bâtiment C. c’est là que je vais intervenir.
Thomas parle encore avec son ami. Je
les imagine évoquer des histoires de leur âge. Le conseil de classe qui aura
lieu dans la soirée. Les avertissements des professeurs, la convocation des
parents. Je sais que cette idée le turlupine. La « convocation des parents »,
comme une irrémédiable honte. J’imagine ce petit con se répandre en
justification, enduire ses profs de promesses éhontées pour éviter
l’humiliation. Il a besoin de mon aide,
je suis sa bonne étoile même s’il ne le sait pas encore.
*
* *
Les amis se séparèrent. Alors qu’il
s’avançait en direction de chez lui, le regard de Thomas fut attiré par une
vision qui contredisait ses croyances les plus profondes. Devant lui, un homme
luttait avec des sacs plastiques pleins. C’était la gargouille. La vague
humanité qui s’échappait de la scène, celle d’un individu luttant pour
transporter des denrées alimentaires, contrevenait avec le mysticisme et
l’imaginaire qu’il avait construit autour de cet homme. Il n’eut pas été plus
surpris si une véritable statue s’était mise à bouger au sommet d’un édifice
religieux. Il le regarda interloqué. L’homme en profita pour croiser son
regard .
- eh
, petit , tu veux gagner une petite pièce ?
Le jeune ne répondit pas.
- J’habite au troisième.
Si tu m’aide à monter ça chez moi, je te donne cinq euros.
Ce n’est pas tant
l’expectative d’un gain facile que la curiosité de pénétrer dans l’entre de la
bête qui le poussa à accepter. Alors qu’il saisissait les sacs, il s’imaginait
déjà en train d’étaler, devant les yeux admiratif
de ses camarades de classe, son aventure. Demain, durant la récréation, il serait
le maître de cérémonie .
La récréation du lendemain ressembla
à tant d’autres, à l’exception près que celui qui avait prévu d’accaparer l’attention
ne parut pas. Ce n’était pas là son habitude. Thomas, contrairement à la
plupart de ses petits camarade ne ratait jamais un seul jour de classe.
Christophe, son ami de toujours s’était vu confié un jour, que c’était parce qu’il
ne supportait pas de rester chez lui. Il préférait le contact des professeur à
celui du survêtement aviné qui lui servait de beau père.
- Merci petit. Tu veux boire quelque
chose ? J’ai des sodas dans le frigo.
Le petit acquiesça.
Tu sais, je te connais. Je sais où tu
habites et je sais ce qui se passe chez toi. Je sais que ton père prend un
malin plaisir à vous taper dessus, toi ta mère et tes frères et sœurs.
Thomas se raidit sur sa chaise. Il ne
savait que dire, lui qui oeuvrait pour dissimuler son secret, voilà que la
gargouille lui rejetait en pleine face.
- « C’est pas mon père » se
risqua-t-il d’une voix mal assurée.
L’homme renchérit. Tu sais je peux
t’aider. Je sais ce que c’est que de subir les coups de quelqu’un de plus fort
que soi sans ne pouvoir rien y faire. Je t’ai observé. Je sais que tu ne veux
pas rentrer chez toi. Je me trompe ?
Le gamin se terrait dans le
mutisme .
- Si
tu veux, tu peux rester ici autant que tu veux, au moins tu seras en sécurité. Et
moi je peux faire en sorte qu’il ne te fasse plus de misère.
Thomas allait se lever lorsque
l’homme lui tendit un verre de soda.
- Saches que ce n’était qu’une
proposition. Donne moi encore une poignée de secondes. Je t’ai promis cinq
euros, tu les auras. Attend moi ici, je vais les chercher.
Il sortit de la pièce.
Il revient, comme promis, quelques
secondes plus tard et lui tendit un billet. Thomas posa son verre vide sur la
table et le pris. Tandis qu’il se dirigeait vers la porte, il sentit que ses
jambes avaient de plus en plus de mal à le supporter, sa tête se mit à tourner.
Le garçon heurta le mur et s’écroula sur le sol, la tête la première. Avant de
sombrer pour de bon, il entendit une voix murmurer.
- « N’ai pas peur, je suis ta bonne étoile,
c’est pour ton bien que je fais ça ».
*
* *
Lorsqu’il ouvrit les yeux, Thomas
était étendu sur un lit. La pièce sentait le vieux. Les tapisseries, vestige
d’un autre âge où les propriétaires se plaisaient à peupler leur intérieurs
d’animaux étranges et bigarrés, contribuait à l’atmosphère malsaine.
A la poupe du lit, dans un fauteuil à
bascule, la gargouille luttait contre le sommeil. Sa tête se complaisant en un
va et vient itératif et vertical.
- « Ah, te voilà enfin réveillé »,
dit il lorsqu’il aperçu que les cils du jeune s’agitaient.
Thomas ne savait que dire. Sa tête
était lourde. Il aurait souhaité trouver les mots justes, ceux qui lui auraient
permis de lui faire comprendre qu’il y avait erreur sur la personne, qu’il ne demandait
aucune aide extérieure et surtout pas la sienne. Mais son esprit était encore
embrumé par ce que l’autre avait subrepticement glissé dans son verre.
La gargouille continua. Il faut que
tu ais confiance en moi. Je sais ce que tu endures et combien tu souffres. Je
sais enfin quel est mon rôle, pourquoi je suis sur cette terre. Je suis ici
pour toi. Tu es destiné à de grandes choses, mais tu as le malheur d’être mal
né. Tout est écrit. Ma vie a été dure afin de me permettre de saisir les signes
que ta condition m’a envoyé. Si j’avais vécu paisiblement, je serais passé à coté
de ta détresse et n’aurais pu t’aider à réaliser ton destin. Heureusement, je
sais ce que tu ressens. N’as-tu jamais souhaité la mort de cet homme, cet
odieux personnage, grotesque, dégoulinant d’inutilité qui ne trouve sa place
que par la soumission des plus faibles ! Je sais bien que oui. Tu l’as
pensé fort, et inconsciemment tu m’as appelé. Je l’ai su le jour ou tu m’as
donné ce nom : Gargouille. Sais tu à quoi servait les gargouilles ?
Thomas le regardait gesticuler sur
son fauteuil, les yeux écarquillés. Manifestement, l’homme n’attendait aucune
réponse. Il enchaîna.
- Dans l’imaginaire collectif, elles
servaient à faire fuir les mauvais esprits. C’est pour ça que tu m’as appelé .
Pour faire fuir ces mauvais esprits qui hantent ton quotidien...
Sans même attendre la fin de la
phrase, Thomas rassembla ses forces, roula sur le coté et se précipita en
direction de la porte. Son regard était concentré sur la poignée. Le vieux
n’avait pas eu le temps de bouger. Il s’en saisit et appuya de toutes ses
forces. La porte était close. Il se retourna, haletant et colla son dos à la
porte.
- Je
suis très déçu de ta réaction dit l’homme à bascule. Je pensais véritablement
que tu étais en âge de comprendre ces choses, j’ai vraisemblablement présumé de
toi. Mais ce n’est pas grave. J’ai attendu si longtemps que je ne suis plus
pressé. J’attendrai que la maturité couvre ton petit être. Un jour tu seras en
âge de comprendre, en âge de me
remercier. En attendant ce jour, il va nous falloir patienter.
Au moment où ces mots sortirent de la
bouche ridée, l’homme se leva. La stature imposante vint masquer le fil de jour
qui s’échappait jusqu’alors de l’entrebâillement des volets. L’ombre
grandissait au fur et à mesure qu’il avançait vers sa cible et enveloppait le
petit corps. Les doigts longilignes virent bientôt se poser sur les épaules de
Thomas. Celui-ci fut surpris de la pression engendrée par les mains d’un homme
de cet âge. Il ne pouvait lutter. Ses bras étaient immobilisés et bientôt ses
pieds se mirent à battre au dessus du sol. La gargouille l’avait soulevé, le regardait
dans les yeux. Un regard lourd de sens, entre paternalisme et promesse
d’avenir. Puis, comme une poupée, le jeune fut allongé sur le lit. Il sentit
bientôt des sangles glisser le long de son buste et de ses cuisses. Lorsque le
silence retomba sur la pièce, il ne pouvait plus bouger . Un bâillon dans la
bouche étirait les commissures de ses lèvres et prévenait la moindre velléité vocale.
*
* *
Un autre demi !
Accoudé au comptoir d’un bar
vibrionnant de diversité, un homme
poursuivait sa quête de l’idéal éthylique. Comme chaque jour aux mêmes heures,
il livrait son corps à l’inspiration
méthodique des effluves de bière. Cela faisait
bien une heure et demi qu’il était là, le coude planté dans le bois. Peut être
plus. Il ne le savait plus. Il commençait à se sentir apaisé, détendu , sûr de
lui. Il se sentait entouré d’amis prêts à se pendre au moindre de ses mots. Il
se livrait, parfois, à de subites embardées volubiles, s’égosillant, jetant au
travers de la pièce une flopée de mots borgnes à qui voulait les
recueillir.
Plus les minutes passaient et plus il
s’égosillait. Sa quête reposait sur un étrange compromis. A chaque gorgée, il
se sentait prendre de la contenance, grossir, grandir. Il gagnait en assurance.
Paradoxalement, comme s’il avait besoin de se nourrir des forces vitales qui
passaient à proximité, il faisait le vide autour de lui. Le temps s’égrainait ainsi,
de jour en jour perdu dans la spirale de l’éternel recommencement.
La nuit avait capturé le bar sous sa
cloche. Alors que, de son gros doigt, il s’amusait avec la mousse frétillante
d’une nouvelle pinte, une ombre pris place à ses coté. Le survêtement tourna la
tête. Juché sur un tabouret, un drôle d’oiseau hélait le barman avec une
assurance d’habitué. Il s’engagea dans une rotation corporelle, le coude
toujours planté dans le bar. Perdu dans sa transe hypnotique comme d’autres le
seraient devant un mauvais téléfilm, il se
mit à dévisager le nouvel arrivant.
L’homme devait avoir dans les soixante dix ans, peut être
plus. Son visage, sillonné de part en part de rides grossières, ne pouvait mentir.
Ses bras semblaient disproportionnés. Etrangement longs, ils n’en inspiraient pas moins une sensation de
puissance.
- « J’ai l’impression de vous connaître. » tenta le
plus jeune des deux.
- « C’est possible. Dit l’autre. J’habite au bâtiment B »
- « Et moi au C »
- « Nous sommes voisins alors ».
- « Ce doit être pour ça que j’ai l’impression de vous
connaître. .. Je peux vous offrir un verre ? »
- « Si vous voulez ».
- « Je m’appelle Gilles. »
- « Et moi Francz. »
Les deux hommes se serrèrent la main.
Il restèrent des longues minutes à discuter de choses et
d’autres, de la vie dans le quartier, de l’évolution dont il était victime
depuis quelques années. Ils se noyèrent dans un même entendement, dans la
nostalgie d’une idylle désespéramment perdu.
- « Et vous avez des enfants tenta francz ».
- « Si on veut . Je les ai attrapé en emballant la
mère. Si j’avais su, j’aurais eu le courage de les balancer quant il était
encore temps .
C’est des petits morbacs, toujours pendus à mes basques.
Comprenez , c’est déjà assez dur de gérer ma situation, pas de boulot et tout
ça, alors les avoir toujours dans les pattes quand je rentre. Et ça braille. Et
ça gueule. Je supporte plus. Voilà qu’en plus, le plus vieux, il a décidé de
s’barrer ! Pouf , envolé, il n’est pas rentré de l’école. Sa mère, elle en
peut plus, elle à peur qui lui soit arrivé quelque chose. Moi je sais qu’il a
voulu mettre les voiles. Au fond je serais bien content si y avait pas la mère.
Mais c’est encore pire. Et ça pleure, ça braille de plus belle. Il est où mon
petit ! mon tout petit. Et voilà que c’est de ma faute ! Elle se
rebiffe. J’vous jure avant c’était pas comme ça , les gonzesses elles la
ramenaient pas tout le temps comme ça. On leur disait un truc et c’était bon,
elle fermaient leur gueule et c’est tout . Maintenant , j’vous jure !!!
- Mais
il a quel âge votre fils.
- Chais
pas, il est haut comme ça. Dit il en indiquant, la main à plat, un seuil
imaginaire lui arrivant à la poitrine.
- Il est quand même un peu jeune pour courir le monde .
Non ?
- Non que j’vous dit . Chui sûr. Et quant il en aura marre, qu’il
aura plus de quoi bouffer, il reviendra.
- Mais
dites moi . Je ne sais pas si cela a un lien avec votre fils, mais juste avant
de venir ici, j’ai trouvé un cartable en bas de ma cage d’escalier. Je l’ai monté
chez moi en me disant que j’y regarderais à mon retour ; c’est peut être
celui de votre fils. Le mieux serait peut être que vous veniez voir par vous
même. En plus, j’en profiterai pour vous faire goûter une petite bouteille
d’eau de vie qu’un ami m’a ramené. Du fait maison. Je ne vous dit que ça !
- Allé
va pour l’eau de vie. On va pas s’arrêter en si bon chemin !
Et les deux hommes sortirent bras
dessus bras dessous, titubant à moitié. D’embardées en embardées, ils avaient
l’air les meilleurs amis du monde. Pourtant, au passage d’un lampadaire un
petit air matois de dessina sur le visage du plus grand des deux.
*
* *
Lorsqu’il se réveilla, Gilles était
ligoté sur une chaise. Quelque chose tambourinait dans sa tête comme si un
petit être cherchait à s’en extraire en creusant la boîte .
Il redressa le cou. Son regard
vacillait. En face de lui, quelqu’un était allongé sur un lit. Bien qu’il ne
parvint pas à stabiliser sa vision, il lui sembla reconnaître le petit Thomas.
L’absurdité des propos qu’il avait tenu sur une potentielle fugue lui
remontèrent dans la gorge.
Il chercha à se remémorer.
Il se souvenait de l’homme rencontré
au bar. Il se souvenait qu’ils étaient sortis tous les deux et… qu’ils étaient
allés chez lui pour voir je ne sais quoi. Il y avait eu la tournée de liqueur
et puis plus rien.
La porte s’ouvrit.
Le ligoté tenta d’exprimer son désarroi
mais seul un triste son guttural parvint à s’extraire de sa bouche.
- Vous
êtes donc réveillé entama le nouveau venu. J’ai justement un petit cadeau pour
vous. Il tendait au bout de son bras deux bouteilles d’eau de vie. Puisqu’il me semble
que c’est la seule véritable chose qui vous tient à cœur, j’ai décidé de vous
en faire profiter.
Il débouchonna la première et
approcha le goulot des lèvres de l’homme qui détourna la tête.
- Allons, n’allez pas me faire croire
que vos élans se sont dissipés.
Il lui attrapa le menton, tira la
tête en arrière en prenant soin d’ouvrir la bouche de l’individu . Le liquide
dégoulinait des commissures.
- Ah, je vois qu’on fait le difficile.
Très bien. Sachez que cela ne se fait pas de refuser une cadeau .
La gargouille se tourna et saisit la
poignée d’un tiroir qui pointait derrière lui. Il en sortit un étrange objet
conique.
Je crois que vous avez besoin d’aide.
Si ce n’est que cela, je suis votre humble serviteur. D’un geste, il repris son
entreprise. Attrapa le visage de l’homme par le menton, et lui enfourna l’objet
dans la bouche profond, plus profond, jusque dans la gorge . Le ligoté éructait
cherchait à se débattre, à tourner la tête mais avec une conviction
évanescente. Les râles furent vite étouffés lorsque le liquide roula dans
l’entonnoir. Il dégoulinait, la bouteille se vidait petit à petit, gonflant le
ventre mou de cette image de soumission.
Sitôt finie, le vieux en déboucha une
autre qu’il vida de nouveau.
- Soixante
quinze degrés, ça décrasse n’est ce pas ? Un rire profond et caverneux emplit
la pièce.
Alors comme ça on préfère l’alcool à
sa propre famille ! reprit Francz d’une voix qui se perdait dans les
basses. Sans même attendre de réponse il abattit la bouteille sur le bras
sanglé. Des éclats de verre volèrent au travers de la pièce.
L’homme geignait. Les effluves
montant, il disparaissait du monde, ne savait plus pourquoi se plaindre, quoi
penser. Ses forces étant toutes entières concentrées pour tenter de retenir
cette tête dodelinante qui roulait irrémédiablement de gauche à droite, il
oubliait ce qui était en train de lui arriver.
La plaie était sévère mais l’homme ne
réalisait pas.
Le regard de la gargouille avait
changé. Pour lui, le jeu était fini.
- Alors
gros porc, on aime frapper hein ! On aime lever la main !
Le tesson de bouteille se rapprochait
de la plaie béante qui mouillait le poignet de l’autre. Il y apposa le bord
tranchant. Puis, dans un mouvement de va et vient, il appuya, un peu, puis de
plus en plus fort. De lourdes goûtes heurtaient le plancher. Un flux volait par
intermittence dans la pièce maculant parfois les murs.
La main bascula vers le vide et
s’engagea, comme un athlète sur une corde raide, dans un rotation quasi
autonome. Le tesson continua son entreprise. La corde fut tranchée et les gros
doigts heurtèrent le sol dans un bruit rappelant celui d’une serpillière
humide.
*
* *
Thomas avait suivi la scène des yeux.
Pétrifié, soumis à cette vision, contraint par les sangles.
La dernière scène l’avait fait
tourner de l’œil. Il revenait doucement à lui. La gargouille était sortie. Ils
étaient seuls dans la pièce, lui et la masse informe qui reposait sur le
fauteuil. Des râles poussifs indiquaient qu’il était toujours en vie. Le regard
de Thomas fut attiré par le reflet du soleil matinal sur son ventre. Juste
entre les deux sangles un morceau de verre, fruit de l’éclat de bouteille,
avait trouvé refuge. L’enfant, pour la première fois depuis qu’il était ici,
vit une source de salut. Il se mit à gesticuler méthodiquement. Tenta d’incliner
son corps, suffisamment pour faire glisser sa source d’espoir au coté de sa
main. Les sangles étaient bien tendues et le maintenaient fermement. Il
ondulait de plus en plus fort. Sans pour autant vouloir prendre le risque
d’attirer l’attention. Lorsqu’il entendit la porte d’entrée claquer il ne se
retint plus. Il se contorsionnait de plus en plus fort. Les vagues itératives
commençaient à porter leurs fruits. Le verre se déplaçait, centimètres par
centimètres, vers l’extrémité de son corps. Il finit le travail par de petits
mouvements de l’estomac. Il ne pouvait se permettre de le faire tomber trop
loin de sa main. Enfin il sentit une légère piqûre. Ses doigts tâtonnèrent sur
le matelas. Il se saisit de l’objet et poussa un soupir de soulagement.
*
* *
Le claquement de la porte retentit de
nouveau. Le son masqué d’une conversation parvint jusqu'à lui. Il tendit
l’oreille. Non, il ne pouvait le croire. Dans l’entrée, il en était sûr
maintenant, l’homme tenait conversation à sa mère. Il tenta de crier mais le
flot de ses paroles étaient étouffé par le bâillon qui enserrait sa bouche. Il
continua. Au bout d’un moment, il sentit que le ton de la conversation
évoluait. Après un bref silence, il entendit son nom. Ses plaintes n’avaient
pas été vaines.
- Laissez
moi, je vous dit que j’ai entendu quelque chose !
la femme poussa violemment son hôte de coté, ouvrit une porte
et se précipita dans le couloir. Les bruits de pas se rapprochaient. La poignée
de la porte frémit, tourna sur elle-même. La femme apparut. Le cris qu’elle
poussa fut interrompu net. Elle tomba sur les genoux. Le protagoniste qui se
tenait derrière elle tenait à bout de bras un tabouret en bois massif.
*
* *
Thomas eut l’impression d’un éternel
recommencement. Au coté du premier fauteuil un second avait été installé. La
femme y était ligotée et bâillonnée. Le malade était dans la pièce. Un sourire
aux lèvres, il était absorbé par la tâche suivante : aiguiser un couteau.
Il se retourna vers lui.
- N’ait
pas peur, tu sais, au fond nous sommes pareils. Moi aussi j’ai vécu
difficilement avant de faire une rencontre qui allait changer ma vie.
Il reprit. Avant j’étais constamment
humilié. Un jour j’ai rencontré un homme qui m’a initié à la réalité de notre
vie. Nous sommes entourés d’incapables et d’ignorants. Le problème, c’est leur
nombre. Ils sont partout. Et se multiplient à une vitesse démentielle. Cet homme
m’a appris quel est notre véritable mission. Les faire expier tous autant qu’ils
sont. J’y ai presque cru. Nous étions tellement bien partis. Nous étions entré
dans un processus de sélection à grande échelle qui allait transformer
radicalement notre civilisation. Et puis encore une fois cette loi du nombre
nous à frappé. Cette coalition invraisemblable. Avec ses « Droits de
l’homme » ses procès pour « crime contre l’humanité » ! Nous
étions la véritable humanité ! Tu comprends ? Aujourd’hui regarde le
monde ! Surpopulation, indiscipline. Ces êtres informes avec leur
philosophie permissive sont partout, ont corrompu notre idéal.
J’ai compris le jour où je t’ai connu
que tu m’aiderais dans ma tâche. Toi aussi tu as été victime de cette décadence
humaine. Tu es encore un peu jeune, mais tu portes en toi une graine qui ne
demande qu’a germer. A ton âge tu sais déjà ce que peut engendrer notre société
de quoi sont capables ces êtres inférieurs. Il pointait du doigt le manchot. Tu
comprendras à quel point ce genre d’individu nous est nuisible. Tu le
comprendras et tu m’aideras. Tu me remercieras de t’avoir débarrassé de lui
comme tu me remercieras de t’avoir débarrassé d’elle. Il se tourna vers la
femme. Je t’apprendrai cette science du corps humain qui permet de les faire
expier jusqu’au plus profond de leur âme.
Entre les longs cheveux, des yeux exorbités
suivaient la scène avec terreur. La gargouille avança doucement la lame vers ce
corps tremblant. Toujours plus près, jusqu'à la faire pénétrer doucement dans la
chair de l’épaule.
Thomas ne pouvais plus attendre. Il saisit
le morceau de verre entre le pouce et l’index et contorsionnant son poignet,
continua l’œuvre à laquelle il se livrait lorsqu’il était seul dans la pièce.
Les sangles étaient particulièrement dures. Le tranchant de l’objet ne les
avait que faiblement entamé.
Le cris étouffé qui remplit la pièce
le força à redoubler d’efforts.
La lame pointait de l’autre coté du
corps, juste au coté de l’omoplate. L’homme se redressa et sortit un objet de
sa poche. Thomas distingua une longue vis.
Il ne pouvait croire qu’un individu
puisse , consciemment, se livrer à de tels agissement. Lorsqu’il vit qu’il la faisait
pénétrer dans la plaie, la faisant tourner pour que peu à peu elle prenne place
dans cette cheville de chair, il n’en puis plus. Il convulsa. Les saccades de
ce petit corps interrompirent l’œuvre du vieil homme qui se retourna dans sa
direction.
Celui-ci exultait.
- Calme toi ! dit il comme s’il
lui reprochait d’interrompe un plaisir inassouvi .
Si tu supportes cela tu seras prêt. Rien
ne pourra plus t’atteindre. Tu comprends.
Des larmes coulaient sur les joues du
garçon.
Tu seras libre ! l’homme exultait
de plus belle. Ses mains brassaient l’air.
Rien ne pourra se mettre en travers
de ta route. Tu ne t’attendriras plus sur le sort de ceux qui n’en valent pas
la peine. Ses bras s’étaient dressés, dans une sorte de supplique incompréhensible,
vers le plafond.
Il s’interrompit d’un seul coup. Son
visage se figea. Sa respiration se fit plus forte jusqu'à devenir haletante. Ses
traits blêmissaient à vue d’œil.
-« Non pas ça ! »
murmura-t-il. « Pas maintenant ! »
Sa main droite se crispa sur sa
poitrine. La gargouille tituba, fit quelques pas en direction du lit, s’écroula
sur le rebord en heurtant violemment Thomas, et glissa sur le plancher.
Thomas comprit. Son grand père avait,
lui aussi, été victime d’une attaque cardiaque.
Un soulagement emplit son corps. La
folie meurtrière s’était éteinte avec la gargouille. Enfin cette épreuve
trouvait une fin juste. Comme dans les films. Le méchant, sur le point d’aboutir
était frappé par une manifestation du bien, était terrassé en pleine gloire, avant
l’accomplissement de son acte ultime.
Pourtant, lorsqu’il voulu poursuivre
son œuvre et se débarrasser des sangles, il se rendit compte que dans sa chute,
l’homme l’avait fait lâcher prise.
Le bout de verre s’était réfugié
quelque part sur le plancher.