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Le blog du Shadokk !!!
25 septembre 2005

L'état de la France.Jacques Attali

La France va mal. Chacun le sait. Et son économie est incertaine. Demain, les candidats à l'élection présidentielle vont se précipiter pour nous le dire, tous en chœur, de l'extrême droite jusqu'à l'extrême gauche. Chacun proposera des dépenses en plus et des impôts en moins, tout en promettant le retour de la croissance, la réduction du chômage, du déficit budgétaire et de la dette. Celui qui sera élu s'empressera de ne rien faire, pour ne pas perdre les élections municipales de l'année suivante, ni les élections régionales d'après, ni les élections européennes suivantes, ni les élections cantonales. Il y aura tant de raisons de ne rien faire!


Jusqu'à ce que la réalité se venge. Car, il ne faut pas en douter: elle se vengera. Elle aura le masque de la Banque centrale européenne, ou de la Commission de Bruxelles ou des marchés, ou de manifestations monstres dans les rues des villes de France. Et sans doute portera-t-elle, dans un carnaval bigarré, tous ces masques à la fois. Il sera bien trop tard, alors, pour se demander comment on en est arrivé là.

La situation de la France est aujourd'hui, en apparence, plutôt flatteuse

Si l'on en croit les statistiques officielles, la France est encore la quatrième puissance économique mondiale, derrière les États-Unis, le Japon et l'Allemagne. Sa production a presque doublé depuis 1970. Son PIB par habitant fait de la France un des pays les plus riches de la planète et les Français ont un des niveaux de vie les plus élevés. On y travaille mieux qu'ailleurs, puisqu'elle a la meilleure productivité horaire du monde. Elle est, avec une population représentant moins de 1% de la population mondiale et 3,1% du PNB mondial, le deuxième fournisseur de services de la planète, le deuxième exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires, la quatrième puissance commerciale du monde - quatrième exportateur et cinquième importateur - le cinquième producteur industriel mondial. Enfin, elle est le pays au monde où l'espérance de vie augmente le plus vite: de deux à trois mois par an depuis plus de vingt ans.


Beaucoup soutiennent que rien ne menace réellement ce bonheur français, que l'idée d'un déclin est juste une obsession classique, présente dans la mentalité française depuis la révolution de 1789, qu'elle se nourrit de nostalgie et d'une jalousie à l'égard des élites, pourtant sans cesse renouvelées, que chacun rêve tout à la fois de décapiter et d'infiltrer, passant de la Convention à l'Empire par le Directoire.


Et pourtant, même si notre pays est encore immensément riche; même s'il a surmonté des défis plus graves, rien, aujourd'hui, ne va plus. Cela se voit à la fois dans les chiffres et surtout au-delà des chiffres. Car les défis de notre économie sont non seulement quantitatifs, mais aussi culturels, éthiques, ontologiques: la France a-t-elle envie de son avenir? Tout le reste n'est qu'intendance. Et l'intendance ne va pas bien.

L'enlisement

D'abord, la richesse de la France croît moins vite que celle du reste du monde. Alors que la croissance de l'économie mondiale dépasse les 4% par an, celle de la France peine à atteindre les 2%. Depuis 2002, la croissance du PIB par habitant ne cesse de ralentir, n'augmentant que de 0,9% par an, contre 2,4% aux Etats-Unis et 2,8% pour l'ensemble du globe. Et la croissance a créé, en 2004, très peu d'emplois: moins de 10 000 pour un point de croissance.


La part de cette richesse consacrée aux dépenses publiques augmente. Les impôts s'alourdissent. Certains, comme la CSG, ont même quadruplé en dix ans. Les dépenses de fonctionnement des administrations augmentent plus vite encore, aggravant le déficit, qui se maintient au-dessus de 3% du PIB.

Tandis que beaucoup de pays semblent manquer de main-d'œuvre, au moins qualifiée, le taux de chômage de la France semble incapable de descendre, depuis vingt ans, même en période de forte croissance, au-dessous de 8% de la population active, taux qu'il a largement dépassé aujourd'hui avec près de 10%. 2,5 millions et demi de chômeurs sont indemnisés, mais leur nombre réel avoisine plutôt les 4 millions, si l'on prend en compte les chômeurs en fin de droits. Moins de la moitié des salariés passent directement de l'emploi à la retraite, les autres transitent par des dispositifs comme la préretraite, le chômage et l'invalidité. Plus de 40% des demandeurs d'emploi sont chômeurs depuis plus d'un an, contre 32% en moyenne dans l'OCDE; si le chômeur canadien reste en moyenne quatre mois sans travail, le Français passe seize mois et demi sans travailler. Le chômage touche plus fortement les ouvriers et les employés que les cadres, les jeunes et les femmes que les hommes. 1 jeune de moins de 25 ans sur 4 est au chômage, alors que 2 personnes âgées de plus de 55 ans sur 3 en sont déjà sorties.


Alors que les autres pays travaillent de plus en plus, la France travaille de moins en moins. Les Français, qui produisent 5% de plus par heure travaillée que les Américains, produisent 35% de moins pendant leur vie active, en raison de la baisse de la durée du travail.


Le classement mondial des universités, publié chaque année par les Chinois, nous place en piètre position. La dépense nationale par étudiant stagne à un niveau très bas, les chercheurs (docteurs et ingénieurs) représentent 0,9% de la population active aux Etats-Unis et au Japon (dont 83% dans le privé), mais seulement 0,6% en France (dont seulement 40% dans le privé).


Le pouvoir d'achat baissant, les ménages doivent, pour maintenir leur niveau de vie, puiser dans leur épargne et s'endetter. 3,5 millions de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté (défini comme la moitié du revenu moyen, soit 602 € en 2001). 1,2 million de personnes vivent du RMI. 4,7 millions ne bénéficient pas de la Sécurité sociale et doivent avoir recours à la solidarité nationale sous forme de la couverture maladie universelle (CMU). D'où l'obsession d'acheter le moins cher possible et le fait que la consommation se porte de plus en plus sur des produits importés. Ce que la croissance économique gagne en consommation, elle le perd en importations.


Sur les douze derniers mois, le déficit commercial français atteint 17,4 milliards d'euros, un désastre jamais atteint, même dans les pires moments de l'histoire du pays. Le solde extérieur en baisse constante, négatif depuis 2004, devrait atteindre 0,5% du PIB en 2005. Depuis l'an 2000, la France a perdu 0,5 point de part du marché mondial, soit 10% de sa position, qui a reculé de 5,3% en 2000 à 4,8% en 2004. Beaucoup d'entreprises pensent à délocaliser pour réduire leurs coûts de production et pour vendre sur place, plutôt que de produire ici pour exporter. La capacité française de produire des biens et services exportables, dans les nouvelles technologies, baisse parce qu'on a peu investi dans ces secteurs. La balance de brevets est de plus en plus négative.


Les avantages d'aujourd'hui sont payés par les générations de demain

Au total, selon l'Institute for Management Development (IMD) de Lausanne, qui compare le niveau de compétitivité de 60 pays et régions clefs dans le monde, en analysant 323 critères différents, les Etats-Unis conservent la première place et la France recule cette année de sept places pour terminer en 30e position, malgré des classements honorables sur le niveau des infrastructures (16e), la qualité de la main-d'œuvre (16e) et la productivité (11e).


Face à cela, on continue de vivre ici comme avant, au nom de la défense des avantages acquis, chacun veut plus de bénéfices et moins de charges, moins de travail et plus de revenus. Ce qui revient à faire payer les avantages d'aujourd'hui par les générations de demain. Nos enfants n'auront donc pas seulement à travailler plus dur pour maintenir un niveau de vie égal au nôtre, mais ils auront d'abord à travailler pour financer les dettes que notre paresse leur aura laissées: nos avantages acquis sont leurs dettes. Ils nous haïront, sans doute, à juste titre, pour cela.


Les mâchoires du piège Elles sont en train de se refermer sur nous: La dette publique, qui traduit les dépenses excessives de l'Etat, augmente. Elle représentait 35% du PIB en 1991, 58% en 2002, 65% aujourd'hui, soit environ 1 000 milliards d'euros. Elle atteindra 67% du PIB en 2006 et 80% en 2012, et plus encore ensuite. La moitié de cette dette est désormais détenue par des non-résidents et chaque nouveau-né commence sa vie avec une dette personnelle de près de 18 000 €.


Le service de cette dette (remboursement du capital et intérêts) approche les 50 milliards d'euros par an, soit le montant de l'impôt sur le revenu, soit 135 millions par jour, ou 15% du budget de l'Etat, contre 6% en 1983.


Grâce à la baisse des taux d'intérêt, la charge de la dette s'est stabilisée, ces dernières années, malgré l'augmentation de son volume: elle représentait 3,8% du PIB en 1995 (pourtant, la dette ne pesait alors «que» 55% du PIB). Elle représente 3% du PIB aujourd'hui. Jusque dans les années 1970, en France, le taux de croissance nominal du PIB était supérieur au taux d'intérêt, si bien que le déficit budgétaire n'alourdissait pas nécessairement le poids de la dette dans le PIB. Aujourd'hui, pour stabiliser l'endettement public, le budget de la France doit dégager un excédent primaire de 1,7% du PIB. C'est hors de portée.


Pis encore: le montant réel de la dette publique se monte, en fait, sans doute, au double du montant affiché; car on doit y ajouter les retraites que l'Etat, les collectivités locales et les entreprises publiques devront payer à leurs anciens collaborateurs et qui vont augmenter en raison du vieillissement.


Le vieillissement démographique annonce des charges nouvelles, de retraite comme de santé. En 2050, le nombre de personnes de plus de 65 ans pourrait atteindre 58% du nombre de celles de 20 à 64 ans, soit une proportion double de la situation actuelle. De plus, si on continue à travailler aussi peu qu'aujourd'hui, la population active française pourrait commencer à décroître dès 2010. 1 actif sur 4 serait âgé de plus de 50 ans en 2010, pour 1 actif sur 5 actuellement. Cela masquera en partie le chômage, mais réduira la croissance maximale potentielle de l'économie, qui est de 2% aujourd'hui, à 1% dans dix ans. Il n'y aura alors plus assez d'actifs pour financer les retraites.


Enfin, l'euro - qui aurait dû nous conduire à plus de discipline s'il avait été accompagné d'un véritable gouvernement européen - ne fait que calmer les douleurs sans soigner le mal. Grâce à lui, on ne perçoit plus la gravité des déficits, qui égalent presque en euros ce qu'ils étaient en francs il y a dix ans. Grâce à lui, les taux d'intérêt restent bas et le pays s'endette sans trop de douleur. Grâce à lui, la faiblesse de notre compétitivité n'est assortie d'aucune sanction: sans euro, avec un tel déficit extérieur et une telle dette, il y a longtemps que le franc aurait dû être dévalué.


A terme, si rien n'est fait et si les divers endettements continuent d'augmenter, les agences de notation dégraderont la note de long terme de la France, qui ne pourra plus emprunter sur le marché financier mondial sans payer plus cher que les autres. Une hausse de 1 point de l'ensemble des taux d'intérêt se traduirait par une augmentation de 8 milliards d'euros par an de la charge de la dette à horizon de dix ans. Le nœud coulant se refermera alors: une hausse des taux d'intérêt nous rendra insolvables et nous mettra en situation argentine.


Cela aura vite des conséquences économiques et politiques désastreuses

Devant une telle évolution, et si le pays ne fait rien, c'est le monde, autour de nous, qui agira. Non seulement les marchés nous feront payer plus cher nos emprunts, mais encore l'Union européenne, inquiète de voir l'euro fragilisé par un des principaux pays qui l'utilisent, exigera de nous le respect des critères de Maastricht. Pas celui du 3%, qui n'est pas une vraie contrainte, car beaucoup d'exceptions sont admises: la France peut déduire une partie des crédits alloués à la recherche et à l'innovation, à ses dépenses militaires, qui favorisent des «objectifs politiques européens», à l'aide au développement et aux contributions nettes au budget communautaire, qui concourent à la «solidarité internationale». La contrainte viendra plutôt de l'exigence de réduire le montant de la dette publique en deçà de 60%.


Cela poussera, en catastrophe, au dernier moment, sous la pression de Bruxelles, à réduire les dépenses publiques, à réformer le budget, à diminuer les prestations sociales, à vendre des actifs, à accepter une inflation plus forte. Cela entraînera, si on ne réforme pas profondément le pays, une aggravation du chômage, un ralentissement de la croissance et même une baisse du niveau de vie. Déjà, au rythme actuel d'évolution, dans dix ans, le niveau de vie des Français sera retombé à 60% de celui des Américains, et sera en passe d'être rattrapé par celui d'un grand nombre de pays émergents. Si, en plus, le niveau de vie baisse en valeur absolue, ce qui est vraisemblable, cela accélérera le départ des entreprises et des cadres et le retour des idées extrémistes. Certains hommes politiques parleront de sortir de l'euro, pour ne pas subir ce genre d'humiliation. D'autres, de réduire le chômage en chassant les étrangers. Toutes les tragédies sont alors possibles.


Il y a clairement deux voies, qui sont deux ruptures

Pour éviter un tel désastre, bien des actions sont nécessaires et urgentes. Certaines ne dépendent pas que de la France. Comme la mise en place d'un véritable gouvernement économique de la zone euro: il serait chargé de la coordination budgétaire et de la politique de change qui devrait relancer la croissance du continent, par des grands travaux, et dialoguer avec l'autre acteur de la politique économique européenne, la Banque centrale européenne.


D'autres réformes dépendent de la France et supposent qu'une priorité majeure soit donnée au travail, à l'épargne, à la démographie, à la recherche, à l'innovation et à la formation supérieure et professionnelle pour retrouver les conditions d'une croissance potentielle plus élevée. Cela passe aussi par l'introduction des nouvelles technologies dans les services publics, pour en réduire les coûts.


Pour y parvenir, pour avoir les moyens de telles priorités, il faudra faire des choix. On ne pourra investir sur l'avenir, comme c'est nécessaire, tout en continuant de consommer l'avenir, comme c'est le cas aujourd'hui. Deux politiques seront alors possibles. Deux ruptures avec l'engourdissement actuel.


Une rupture de droite, révolution thatchérienne, qui augmenterait la durée du travail, réduirait la fiscalité du capital et de l'épargne, encouragerait à faire fortune par le travail, réduirait les allocations des improductifs, conduisant les chômeurs à accepter des emplois moins bien rémunérés, favorisant les contrats à durée limitée et la précarité. Sous couvert d'efficacité des dépenses publiques, elle réduirait massivement les dépenses sociales. Elle imposerait en particulier une réduction du remboursement des services hospitaliers, des médicaments et des visites médicales. Elle privatiserait les services de gestion du chômage et de la formation universitaire. Elle favoriserait par tous les moyens la concurrence dans les services et simplifierait les conditions à l'entrée de certaines professions.


Une rupture de gauche viserait aussi à réduire l'endettement, à augmenter la croissance et à rendre sa valeur au travail, à la natalité et à l'épargne. Pour le faire, en maintenant les avantages acquis et les services sociaux - en particulier ceux de la santé et de l'éducation - elle ferait payer des impôts un peu plus élevés aux classes moyennes et riches, réformerait profondément les services publics, pour les amener à servir en priorité les plus défavorisés. Elle s'assurerait que, dans les secteurs sensibles, la concurrence ne soit pas source de gaspillage. Elle rémunérerait la formation comme un travail et ferait passer la priorité des dépenses d'éducation du secondaire vers le supérieur et celles des soins vers la prévention.


Au-delà de l'économie, au-delà d'un choix entre deux politiques, le succès dépendra de la réponse à trois questions éminemment politiques: les Français ont-ils encore le désir de vivre ensemble? Le travail ouvre-t-il à la réussite? La France a-t-elle encore quelque chose à apporter à ceux qui ont le privilège d'y être nés? De cela, il sera peut-être un peu question dans la campagne qui commence.

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